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A C C U E I L

 

Reproduction d'une lettre d'un soldat du front, Georges Tardy, expédiée à ses parents le 9 mai 1915. Celle ci relate une attaque à laquelle il a participée dans l'Artois route de Béthune, avec le 159e régiment d'infanterie.

Document aimablement prété par le fils de ce soldat, Bruno Tardy.

 

 

 

Mes chers Parents,

 

J'ai reçu hier votre lettre 67 du 12 mai. Elle m'a fait beaucoup  plaisir, car surtout ces jours ci on attend les lettres avec impatience.

Depuis trois ou quatre jours nous sommes un peu en arrière des lignes dans un chemin creux où nous logeons dans des abris faits avec des branches et de la paille. C'est de là que nous allons en première ligne faire des travaux.

Voilà dix jours que nous n'avons discontinué et que nous n'avons pu nous laver ni nous changer, aussi sommes nous dégoûtants. D'autre part la nourriture n'est pas toujours très abondante. Aussi je voudrais que vous m'adressiez le plus tôt possible chemises, caleçons, chaussettes, mouchoirs, chocolat et saucisson, car il est impossible de trouver quelque chose ici.

Je vais vous raconter à peu près comment s'est passée l'attaque de dimanche dont les journaux ont donné le compte rendu.

Primitivement, l'attaque devait avoir lieu samedi, et dès vendredi nous étions tous prêts, mais le mauvais temps a fait ajourner l'action. Samedi soir, d'après les bruits qui circulaient, il n'y avait plus de doute que l'affaire serait pour le lendemain après la soupe. Je monte donc mon sac, puis je vais voir les camarades. Je fais un tour à l'église où étaient cantonnés deux compagnies du 159e. Un aumônier militaire (qui fut tué le lendemain) nous a donné l'absolution générale, et à huit heures tout le monde était couché.

Le lendemain dimanche 9 mai à une heure du matin, réveil en vitesse, on s'habille à la hâte, et à deux heures nous voilà partis sac au dos en direction du bois de B... Chaque section du Génie était avec un régiment. Nous, les pionniers du 159e,  étions avec la première section.

A cinq heures, nous étions arrivés sur la première ligne de tranchées où les troupes d'attaque étaient déja prêtes.

On nous distribue des sortes d'échelles faites avec des branches, destinées à servir de ponts pour franchir les boyaux. Voici quel était notre rôle : Au moment de l'assaut, nous devions partir après la première compagnie d'attaque, franchir sans s'arrêter la première ligne boche, disposer nos échelles sur la deuxième ligne afin de permettre aux troupes qui suivaient de la franchir, et là, renverser la parapet de côté, faire des crénaux face à l'ennemi, et couper tous les fils pouvant servir de mise à feu pour faire sauter la tranchée.

A six heures, le bombardement commence, et pendant quatre heures ce fut un bruit épouvantable. Toutes les pièces en nombre considérable crachaient à la fois. On sentait la terre trembler, on aurait dit le tonnerre. A dix heures juste, la compagnie d'assaut sort de la tranchée, baionnette au canon. Immédiatement après, nous voilà sortis avec notre échelle, nos outils, le fusil à la main, en courant vers les tranchées boches. Quelques coups de fusils nous reçoivent, mais ne font pas trop de victimes. Nous franchissons d'un bond la première ligne, et en avant vers la deuxième, où je m'arrête pour faire le travail qui nous était assigné.

Pendant ce temps, nos troupes avancent encore,  s'emparent successivement de la route de Béthune à Arras, progressent jusqu'à un chemin creux cinq cents mètres plus haut, et parviennent jusqu'à la crête qui domine la plaine. Mais là, ils ne sont pas assez nombreux, et doivent se replier sur le chemin creux où ils ouvrent une tranchée qui devient ainsi notre première ligne. Il est à peine onze heures.

Pendant ce temps avec mes camarades je coupe les nombreux fils électriques qui garnissaient la deuxième ligne boche copieusement minée. Puis nous avons visité la tranchée, deux de mes camarades du génie, un type du 159e, et moi, le fusil à la main. Nous visitons les repaires, car ces messieurs ont l'habitude pour ne pas trop souffrir des bombardements, de creuser dans leurs tranchées des tannières à trois ou quatre mètres au dessous du sol où ils se réfugient lors des attaques, ne laissant que quelques guetteurs dans la tranchée. Certains de ces abris sont très confortables, en particulier ceux des officiers. Celui du colonel était tapissé de cartes postales. Nous avons fait la rafle dans une dizaine de ces abris, et nous en avons extrait une cinquantaine de boches, dont plusieurs officiers. Nous les désarmons, et je vous assure que mon fusil aidant, ils comprenaient fort bien le peu d'allemand que je sais. Ils nous donnèrent tout ; couteaux, armes, porte-monnaie, cigares, etc, et levèrent les bras en l'air en criant "kamarades". J'ai visité la cabane d'un officier supérieur où il y avait téléphone, lit, et accrochée à un ratelier, une superbe pipe que j'ai fourrée dans ma poche. Malheureusement, je l'ai perdue depuis. J'ai désarmé le propriétaire de la maison et ai gardé son révolver ancien modèle avec cartouches à broche, mais je voudrais quand même le conserver, car c'est moi même qui l'ai pris. J'ai aussi un poignard, je tacherai de vous faire parvenir tout cela si je le peux. Pendant ces visites, deux de mes camarades ont été blessés et j'ai essuyé un coup de révolver (celui que je possède) mais il m'a manqué. 

Après avoir débarrassé la tranchée, nous avons suivi le boyau boche, et sommes allés jusqu'à la route de Béthune où nous nous sommes mis de suite à creuser des tranchées. Nous y avons travaillé toute la nuit en première ligne. Le lendemain lundi, les boches ont essayé une contre attaque. Il s'est produit une petite panique dans un nouveau régiment, et nous qui étions en train de travailler à confectionner une *sape, nous avons été appelés en urgence, moi sans équipement ni sac, pour repartir directement à l'assaut. J'avais pour toute arme à cet instant, un mousqueton qui ne marchait pas, et mon révolver. Heureusement, la première ligne a tenu bon, et le canon de 75 aidant, les boches eurent vite fait de regagner leurs tranchées. Depuis lors, et jusqu'à samedi, nous avons logé dans une vieille tranchée où nous avons creusé des abris. Nous voisinons avec les poux, et attendons vainement d'aller au repos.

Voici les principaux faits de cette semaine.

 

 

*sape : communication souterrainne

  

 

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